top of page

Le vide d'Adèle

 

Après avoir reçu la palme à Cannes l’année dernière et avoir été encensée de tous les côtés, l’arrivée au cinéma de La Vie d’Adèle s’est faite très discrète, semblerait-il pour ses scènes crues. Pourtant, les visages souriants de Léa Seydoux et d’Adèle Exarchopoulos laissaient présager un film rafraîchissant, à l’image de la bande annonce diffusée peu avant le festival, qui promettait de relater avec sincérité une histoire d’amour entre deux jeunes filles, dans ce qu’il peut avoir de plus beau. Mais ce qui se présageait comme un film novateur est retombé aussi sec.

 

Lorsqu’il a réalisé L’Esquive en 2004, Abdellatif Kechiche a pris l’initiative de filmer de jeunes acteurs inconnus du milieu, tout en réalisant un film proche du documentaire, afin de lui donner une dimension des plus réalistes. Le réalisme, c’est un des traits de la réalisation de Kechiche dans ce film comme pour La Vie d’Adèle : montrer les personnages dans ce qu’ils ont de plus insignifiant, dans leur quotidien. Le moindre de leurs gestes est intéressant, même s’il semble ne pas l’être au premier abord. L’adaptation cinématographique de la bande dessinée de Julie Maroh, Le Bleu est une couleur chaude, c’est la fusion entre le réalisme de Kechiche et la poésie qui émane de l’œuvre de Julie Maroh. Dans l’ensemble, comme le déclare l’auteure sur son blog, la plupart des scènes « [suivent] clairement le cheminement du scénario du livre ». D’autant plus qu’elle a laissé au réalisateur le champ libre : « c’est son film à lui ». De quoi donner certainement envie aux lecteurs de visualiser le film, s’il correspond majoritairement à ce qui est amené dans la version illustrée.  

 

 

Une adaptation qui tombe à pic ?

 

Au moment même où, en France, la proposition de loi en faveur du mariage pour tous soulève polémiques et scénarios plus invraisemblables les uns que les autres de la part des opposants, tels une pluie de batraciens s’abattant sur nos joyeuses contrées et autres sorcelleries moyenâgeuses, le film est sélectionné pour recevoir la palme d’or. L’adaptation de la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude tombe à pic et s’attire ainsi un élan de sympathie de la part de nombreuses personnes, avant même sa diffusion au cinéma et à celle du festival de Cannes. De cette manière, le film s’inscrit clairement dans les débats qui font la une de l’actualité, parce que son histoire est celle de l’amour entre deux jeunes femmes, qui, bien que présent au cinéma, reste rare, même si l’histoire est moins risquée qu’un amour entre deux hommes. On stagne dans un éternel cliché, qui touche encore à de nombreuses perspectives actuelles. L’amour lesbien et particulièrement pornographique est bien plus vendeur, et c’est un peu ce que l’on retrouve dans La Vie d’Adèle. Pourtant, la réalisation se voit chaleureusement commentée par la presse : « Abdellatif Kechiche s’empare des codes du roman d’apprentissage et décoche un coup de cinéma époustouflant », déclare-t-on sur les Inrocks. « Un joyau cinématographique » commente Le Monde, et « une claque » d’après le magazine en ligne Madmoizelle.  

 

 

Un film à la limite de la pornographie

 

Il y a une impression de malaise face à cette réalisation. Un malaise qui a certainement fait que le film n’était pas diffusé dans bon nombre de cinémas, en raison des nombreuses scènes à caractère sexuel, dont la durée approche le quart du film. C’est le plus souvent ce que critiquent les internautes et les spectateurs, quand la presse s’intéresse bien plus aux conditions de tournage ou aux polémiques alimentées entre Abdellatif Kéchiche et Léa Seydoux. Ce qui est reproché au film, outre ses nombreuses scènes, c’est la pornographie qui se détache avec ses gros plans et son scénario, improbable selon les propos de Julie Maroh : « c’est ce que ça m’évoque : un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui m’a mise très mal à l’aise. Surtout quand, au milieu d’une salle de cinéma, tout le monde pouffe de rire. Les hétéro-normés parce qu’ils ne comprennent pas et trouvent la scène ridicule. Les homos et autres trans-identités parce que ça n’est pas crédible et qu’ils trouvent tout autant la scène ridicule ». Ce n’est par conséquent pas nécessairement une réalité. Même si elles ne consistent en quelques scènes, même si elles ne sont que parti pris, ces scènes ont un effet pornographique bel et bien dérangeant. Le réalisme a beau faire partie de l’esthétique de Kéchiche, il y a peut-être des limites à ne pas franchir. 

 

 

Un réalisme dérangeant

 

Un quart d’heure. Un quart d’heure où se succèdent gros plans et gémissements d’Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, qui n’a laissé personne indifférent, parce que c’est surprenant de voir une telle scène durer si longtemps. Pourquoi préférer passer la sexualité tout à fait au premier plan, alors que d’autres instants du film ne sont pas du tout privilégiés ? Filmer la réalité, certes, mais parfois au détriment de la compréhension du film. Envisager une esthétique réaliste, cependant à la limite d’un trop plein de zooms sur le personnage d’Adèle, à la limite du grotesque. Une Adèle bavant sur son oreiller, une Adèle bavant ses spaghettis, Adèle reniflant bruyamment et avalant son excédent de sécrétions nasales en plein chagrin… Trop, c’est trop. On peut reprocher aux films hollywoodiens de présenter une image faussée de la femme, qui même après avoir passé sa soirée à pleurer se lève parfaitement maquillée et coiffée ; et si elle ne l’est pas, c’est parce qu’il y a derrière un effet humoristique. Mais ce que l’on peut à l’inverse reprocher à la réalisation de Kéchiche c’est cette volonté de trop mettre en avant le réel, en l’occurrence un personnage semblant disgracieux parce qu’il renifle beaucoup trop, et d’aller au-delà d’une limite d’un réalisme plus réel.  

 

 

Des ellipses bien trop présentes…

 

Au-delà des dimensions esthétiques, ce qu’il y a d’autant plus dérangeant dans le film, c’est le fond de l’histoire. Non pas qu’elle soit invraisemblable, choquante ou même gênante : mais il est parfois très difficile de la suivre. Ce n’était pourtant pas la première impression laissée dans le tout début du film. On suit parfaitement la trame : Adèle est une lycéenne, âgée de dix-sept ans, entourée de ses copines et se rend bien compte que quelque chose cloche avec les garçons de son âge ; ils ne l’intéressent pas. Adèle tente de se prouver qu’elle a tort en acceptant les avances de l’un d’entre eux, jusqu’à ce qu’elle rencontre une fille aux cheveux bleus. Une rencontre qui va bouleverser son existence entière, d’autant plus qu’elle la retrouvera presque par hasard à une soirée en accompagnant l’un de ses amis dans un bar gay. De fil en aiguille, Adèle et Emma se découvrent des points communs, se découvrent tout court. Avant cela, des camarades d’Adèle la bousculent lorsqu’elles découvrent qu’elle fréquente Emma : « je l’ai vue, la fille qui est venue te chercher la dernière fois. La fille avec les cheveux bleus. Non, après je m’en fous, moi, que tu sois gouine, mais le truc c’est que t’es venue chez moi plusieurs fois dormir dans mon lit à poil. Là c’est un peu plus dur », la provoque une de ses soi-disant amies. Après, plus rien. Certes, il y a cette esthétique chère à Kéchiche : on a des instants de vie, des éclats d’une histoire d’amour en train de se former, d’évoluer, et en train de mourir. Des éclats de tensions, qui laissent peut-être réfléchir soi-même à leur évolution. Malgré la cohérence, où sont passés les liens entre ces différentes scènes de vie ? Comment passe-t-on de la vie lycéenne d’Adèle à sa vie d’étudiante, et enfin, à sa vie professionnelle ? Il est parfois difficile de comprendre comment l’on passe d’une scène à une autre, et à quel moment de la vie d’Adèle on se situe, puisque d’après le titre, c’est tout de même le but du film : La Vie d’Adèle.  

 

 

Un amour comme les autres

 

Le fil conducteur dans lequel s’engageait la production cinématographique a tout de même été respecté du point de vue du thème amoureux. Malgré les embûches que rencontrent Emma et tout particulièrement Adèle, il y a quelque chose de touchant entre les deux personnages. Quelque chose qui passe dans leurs regards, dans leurs pleurs ou dans leurs colères. La naissance d’un premier amour, qui persiste dans la tête d’Adèle, avec lequel elle grandit et avec lequel elle finit par se construire, dans le fond musical de « I Follow Rivers » de Lykke Li, qui est utilisé dans la bande annonce et comme fond sonore de la fête d’anniversaire d’Adèle : « je te suis ». En dépit des quelques malaises infligés par des gros plans à la limite de l’écœurement et/ou du pornographique, et des ellipses bien trop nombreuses, la sensibilité est là. Une passion à l’état pur, peut-être.

 

 

 

Charlotte Cousin

22.05.2014

 

La vie d'Adèle (2013) réalisé par Abdellatif Kéchiche

bottom of page