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Le miroir d’eau: reflet d’un nouveau visage

 

 

Cris d’enfants, rires de grands-mères et « c’est gavé bien » d’adolescents. Sur une même place, à la même heure, les générations se mélangent et pendant qu’une maman surveille son bambin en souriant, un touriste asiatique mitraille de son Nikon la façade mythique de Bordeaux sous la brume. Aujourd’hui, c’est jour de fête. Après un hiver particulièrement pluvieux, les premiers rayons de soleil sont arrivés juste à temps pour fêter le fleuve. Sur la place, Thalie, Aglaé et Euphrosyne profitent de la chaleur printanière tout en observant avec bienveillance l’animation qui se déroule sous leurs yeux. Après l’interminable gloire du monument aux Girondins, c’est à leur tour d’être mises à l’honneur. Sur leur piédestal, les belles de la fontaine des Trois Grâces contemplent avec satisfaction la nouvelle vie des bords de Garonne.

 

 

1180. Bordeaux est la plus puissante ville du duché d’Aquitaine. Grâce à l’union d’Aliénor au roi Henri II d’Angleterre, la cité jouit d’un puissant essor culturel et économique, profitant du négoce du sel, du poisson, des produits maraîchers et bien évidemment du vin. À cette époque, les berges laissent déjà poindre un rapide encombrement. Au fil des ans, le commerce, puis l’industrie prospèrent. Depuis les années 1760, Bordeaux s’adonne à la construction navale. La demande est forte. Entre commandes de navires et transports de marchandises, on compte parfois jusqu’à 3000 embarcations. Si abris et quais sont peu à peu construits, le paysage, lui, s’encombre de plus en plus.

 

19ème siècle. La cohabitation hommes, transports et marchandises devient compliquée. Il est désormais difficile de savoir où poser les pieds. « Les quais sont divisés en trois parties : un trottoir, une chaussée pavée et des terres-pleins destinés au dépôt provisoire de marchandises ainsi qu’à l’installation des bureaux, magasins et abris nécessaires à l’exploitation du port, des cales ou des quais verticaux »[1]. Les décennies se succèdent. La situation empire. On en vient même à bloquer l’accès au port par des grilles. Aglaé, Thalie et Euphrosyne se recouvrent peu à peu d’une pellicule noire et graisseuse qui sent le poisson et la pollution pendant que les façades en pierre blonde des bâtiments de bord de rivière s’effacent derrière les containers et la suie. Aux yeux du reste du monde, Bordeaux est une ville terne, aigrie et fermée sur elle-même. La place de la Bourse et ses Trois Grâces n’enchantent plus personne.

 

13 mars 2014. Les beaux jours sont de retour. Le miroir d’eau vient de rouvrir. Les Trois belles récupèrent leur fidèle compagnon. La place de la Bourse est prête pour une nouvelle saison. Elle est désormais sur toutes les cartes postales. De jour, sous les brumes énigmatiques. De nuit, sa façade illuminée se reflétant sur la surface limpide du miroir d’eau. Voilà maintenant huit ans que le miroir d’eau s’est inscrit dans le paysage des Bordelais. Sitôt les premiers beaux jours, touristes et résidents se réunissent sur cette place, symbole d’une entreprise de longue haleine qui n’a pas encore dit son dernier mot.

 

Tout commence en 1995. Alain Juppé vient d’arriver au pouvoir et est bien décidé à donner un grand coup de pied aux fesses de cette ville qui somnole et vieillit. Il a alors l’idée un peu folle de faire de Bordeaux un nouveau pôle puissant de l’hexagone. Quatre années plus tard, le projet est lancé. Un tramway, des façades restaurées, des monuments redynamisés et une nouvelle devanture symbole de la cité : les quais. La priorité est de tout nettoyer. Les grilles sont abattues, les hangars, rasés. Les Bordelais, enfin, retrouvent leur chère Garonne. Et puis, c’est le début du grand dessein. Il faut redonner un nouveau visage à la cité millénaire. C’est à l’urbaniste et paysagiste Michel Corajoud que l’on confie la tâche de tout redessiner. Au total, 4,5 km de berges sont à remodeler complètement. Corajoud se concentre, réfléchit, dessine des croquis puis se lance.

 

« Au cœur de l’idée de Michel Corajoud résonnent toujours les mêmes thèmes : un travail sur l’ombre et la lumière, la mise en valeur du vide, une certaine linéarité, le confort et la simplicité. En somme, harmoniser et urbaniser les quais, les rendre hospitaliers. » Dans sa tête, lumières, matériaux et végétation se mélangent pour former un tout uniforme et en même temps très hétérogène. L’objectif n’est pas de tracer une ligne monotone mais de donner, au fil des berges, une réelle identité aux quartiers. Jardins, squares, guinguettes, skateparks et terrains de sport rythment ainsi le parcours, avec en son centre, la place la Bourse et son miroir d’eau. « La section de quai qui fait face au quartier Saint-Pierre est au centre du projet de Michel Corajoud. D’une part, parce qu’elle se trouve au centre géographique du port de la lune, et, d’autre part, parce que la place de la Bourse est l’une des plus belles illustrations des façades XVIIIème siècle de Bordeaux. Le projet propose de mettre en valeur ces façades splendides, rénovées et emblématiques de la ville toute entière, sur le thème de l’eau et des jardins.[2] ». Corajoud a l’idée de rapprocher la place de son environnement premier, elle qui a longtemps été isolée de l’eau par les infrastructures portuaires. Pour son projet, il mobilise l’aide du fontainier Jean-Max Llorca qui a déjà travaillé sur de multiples installations publiques, notamment à Paris, Genèves et, prochainement, Abu Dhabi.

 

L’artiste est immédiatement emballé et mobilise l’environnement déjà existant pour créer une pièce unique, mettant en valeur à la fois son architecture et celle des monuments qui l’entourent. Construite sur un ancien hangar souterrain, le fonctionnement du miroir d’eau s’inspire du système de régulation des mouvements d’eau de la place Saint-Marc, à Venise. Comme celle-ci gère ses phases d’inondation et d’évacuation d’eau, le miroir d’eau travaille en différents temps successifs d’aspersion brumeuse, d’inondation et d’évacuation, prodiguant ainsi à la place et à ses bâtiments du 18ème siècle, un décor variable, mystérieux et majestueux. Agrémentés de parures minérales, végétales et lumineuses, la place de la Bourse et son miroir d’eau sont les pièces maîtresses de cette réhabilitation urbaine dont les efforts se poursuivent encore aujourd’hui.

 

Malgré les nombreuses années de travaux, les Bordelais se prennent au jeu et adoptent aussitôt les nouveaux aménagements. Thierry Guichard, directeur général des services techniques de la Communauté urbaine et chef de projet des quais pour la Cub rappelle « l’envahissement spontané des quais par la population, sur les chantiers mêmes. […] Le gazon avait un mal fou à pousser, les gens bousculaient les barrières…[…] Mais que la population ait ainsi accompagné le projet montrait qu’elle faisait une sorte de référendum avec ses pieds. […] le plus réussi à mes yeux sont les deux sensations de confort et de liberté réunis qui permettent ce retour sur les quais. C’est l’endroit où la ville sort ses terrasses.[3] » Symbole touristique classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2007, la place de la Bourse représente non seulement une réussite économique, puisque en 2013 Bordeaux est la 8ème ville la plus touristique en France[4], mais aussi une profonde réussite sociale puisque les quais sont devenus un fort mobilisateur d’une population qui aujourd’hui revendique son dynamisme et s’ouvre sur le monde.

 

 

Amandine Duphil

15.03.2014

 

 

[1] Communauté urbaine de Bordeaux. Dossier de presse : Les quais rive gauche à Bordeaux. Mai 2009. Consulté en ligne le 17 mars 2014 [www.lacub.fr]

[2] Communauté urbaine de Bordeaux. Dossier de presse : Les quais rive gauche à Bordeaux. Mai 2009. Consulté en ligne le 17 mars 2014 [www.lacub.fr]

[3] Communauté urbaine de Bordeaux. Dossier de presse : Les quais rive gauche à Bordeaux. Mai 2009. Consulté en ligne le 17 mars 2014 [www.lacub.fr]

[4] INSEE. Tourisme en Gironde, Les Chiffres Clés, 2013. Consulté en ligne le 1 avril 2014 [www.tourisme-gironde.fr]

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